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visa de censure n°000001

 

I – l’accident

Soixante et dix ? Soixante-dix ? Setante ? Septante ? Depuis un an il se dit qu’il devrait faire un commentaire sur ce que ce nombre représente pour tout un chacun, et évidemment pour lui. Surtout évidemment pour lui.

Ça évoque quoi ce nombre : la Commune? la bible grecque d’Alexandrie ? pas le canon en tout cas, c’est soixante et quinze. Gray et la Haute Saône peut-être, où il a vécu la première partie de son internat.

En fait, c’est son âge depuis ce temps et cet âge lui a déjà inspiré une réflexion sur le temps qui reste, se substituant au temps qui passe dans le système mental, l’espace psy qui est le sien.

Et il s’en est déjà passé des choses dans ce temps qui restait.

Entre autres, des voyages, en Toscane à l’automne, à Moscou au printemps avec à la clé des réflexions écrites par ailleurs. Mais rien qui tranche vraiment avec les voyages antérieurs, ceux du temps d’avant. Retour au bercail chaque fois, mise en forme des réflexions, mais dans le contexte de la vie courante. En hiver le bois pour le feu, les rangements, les bricoles ici et là, au printemps les semis, les plantules à soigner, à arroser… et puis, les Autres à écouter, prendre en charge, soigner, accompagner dans leurs tribulations de santé… l’association, ses manifestations, ses comptes, son site …

 

Mais là le changement est profond. Et je vais parler à la première personne car ce qui va suivre je l’ai vécu comme si j’étais lui. Il y avait eu aussi au départ un voyage, le voyage traditionnel d’été avec les petits-fils. Ils avaient tout manigancé pour les amener sur les sites français de la guerre de 14, repéré les lieux, les hôtels avec piscine, les sites de mémoire et les parcs d’attractions. Finalement ce fut Madrid. Pourquoi ? cela reste un mystère car ils n’y ont manifesté aucun véritable intérêt, préférant regarder des matches de foot à la télévision dès que nous rentrions à la chambre, et discuter sans fin des chances d’achat ou d’échange de joueurs entre les différents clubs d’Europe, dans la voiture, les parcs voire les musées … le Caravage, le Gréco, Bosch n’interrompaient pas ces échanges … quant à apprécier les nus de Rembrandt, les clair-obscur du Caravage ou le jardin de Caillebotte, il en fallait bien plus pour les distraire de la préoccupation princeps. Nous sommes quand même allés jusqu’au stade du Real Madrid, Santiago Bernabeu. Mais nos petits-fils ne se départaient pas de leur neutralité vaguement bienveillante aux évènements et visites, et de leur attention flottante à nos sollicitations de communication. De vrais psy en herbe pour vieillards pré-séniles!

 

C’est à Saragosse que les choses ont changé.

Pas pour eux, qui ont là aussi dédaigné les monuments de la ville pour la sacro-sainte télé et le foot, mais pour moi.

C’est beau Saragosse, ancien et majestueux. Simone et moi, main dans la main dans la canicule, avons visité la Lonja puis la cathédrale dite « La Seo ». Nous avons déambulé dans les rues et ruelles, entre les constructions Renaissance, les vestiges romains, les palais mudéjars.

Je suis très sensible à cette cohabitation des restes des civilisations antiques, arabes et chrétiennes du moyen-âge et de la Renaissance en Espagne. Elle m’émeut sans que je puisse vraiment savoir pourquoi. C’est probablement du à l’impression fantastique que me firent Grenade et Cordoue lors d‘un  précédent voyage, impression que j’avais traduite in petto par « des lieux où souffle l’esprit. »

De retour à la chambre après une collation dans un jardin ventilé et brumisé pour atténuer la chaleur ambiante, je vais aux toilettes et dans la cuvette : du sang !

A partir de là, le temps qui reste s’est considérablement raccourci. Voyage interrompu, bilans, cytologique d’abord, échographique ensuite, hématuries intermittentes puis continues, caillots difficilement évacués par l’urètre, jusqu’au blocage vésical en rétention. Hospitalisation, sondage, décaillottage, lavage vésical par une sonde à double courant. Passant de la verticalité à l’horizontalité, de l’autonomie à la dépendance complète, du silence des organes à la violence de spasmes vésicaux subintrants.

Il est où le monsieur qui élucubre sur les différences entre temps qui passe et temps qui reste ?

Il n’en reste qu’une chair affalée, secouée de spasmes, reprenant quelque chose comme « ses esprits » quand deux crises sont suffisamment espacées, replongeant dans le système souffrance-douleur et perte de contrôle à chaque reprise. Et inutile d’espérer recevoir la moindre atténuation médicamenteuse ou autre de la part d’un personnel soignant le plus souvent avenant, souriant, mais surtout intermittent dans ses passages et inefficace dans ses réponses, verbales ou actives. Essayer d‘expliquer, entre deux crises (quand ça « va bien »), que les douleurs spastiques se coteraient au delà des 10 considérés comme la limite de la règle, est aussi vain que d’espérer recevoir un médicament antispasmodique efficace. La paracétamol et le tramadol sont les seules molécules proposées, sans résultat aucun.

Le liquide dans la sonde s’éclaircit progressivement, vire au rose puis au clair : « ah, ça va de mieux en mieux ! » et paf, la crise spasmodique se remet en route. Le ventre se crispe, la tension monte jusqu’à un acmé puis redescend lentement, passant du fond du ventre progressivement à l’urètre où elle s’arrête enfin pour quelques moments de repos. La sueur gicle littéralement par tous les pores. Et bien entendu, pas de trêve nocturne.

Bref, plus personne dans cette unité psychosomatique pour penser à autre chose que : quand cela va-t-il s’arrêter ?

Heureusement l’intervention est prévue pour le mercredi matin.

 

Mercredi :

Au sortir de l’intervention, le calme revenu. Cet intermède a changé bien des choses.

Certes ça va mieux avec les douleurs en moins. Les urines qui s’écoulent dans la sonde sont et demeurent claires. Mais le chirurgien explique que le polype, développé dans un diverticule a été plus difficile que prévu à extirper, peut-être incomplètement, et que l’aspect de la tumeur n’augure rien de bon. Il faudra attendre l’examen anapath de la pièce pour savoir si  et quelle thérapie complémentaire sera à utiliser. La plus douce, car non invasive se présente comme difficile à supporter. La plus radicale, chirurgicale, sera difficile à mettre en œuvre. On parle de la localisation, du diverticule, de l’uretère, du trigone, de cystectomie, de réimplantation urétérale… Le chirurgien est avenant, souriant malgré les soucis qui le préoccupent. C’est un ami de mon fils et il fera pour le mieux. Il m’a donné toutes les explications possibles. Puis il s’en va vers d’autres patients, vers sa vie, vers sont temps qui passe, sans se préoccuper, à son âge, du temps qui reste. En fait, il s’en va en vacances et je ne le reverrai que dans 2 semaines au mieux.

Et moi je reste là, seul avec ma vessie devenue ennemie, ma vessie revenue au silence (maintenant sournois, je le sais) et un temps qui reste qui, à vue de nez, se rétrécit considérablement. La nuit sera longue.

 

Jeudi : Finalement, la résilience fait son effet. La nuit se passe entre périodes de sommeil et périodes de veille où des tas de choses se bousculent dans ma tête.

Déjà, la vessie me fiche la paix. Je jette régulièrement un coup d’œil sur la sonde : c’est clair et ça le reste. C’est déjà ça.

Je fais le point sur l’hospitalisation et ses conditions spéciales : chambre particulière certes mais spartiate, vide de toute futilité comme savon, serviette ou autre élément de confort minimum. L’eau de boisson est celle du robinet. Ce confort (je ne sais pas encore que j’ai coché l’ « option confort » à l’admission entre deux spasmes de ma vessie en demandant une chambre particulière) c’est juste la télé, un coffre-fort (sic), et un fantomatique accès wi-fi qui ne fonctionne pas. Le mobilier est vieux, avec une peinture usée, des laques écornées, des roulettes paresseuses. La potence portant les perfusions rechigne à se déplacer et tangue dangereusement à chaque tentative de mouvement avec ses poches au sommet (4 à 5 litres pour le lavage + 1 litre pour la perfusion) et ses roulettes fatiguées.

Je n’ai guère eu faim ces trois jours et de toute manière ce n’est pas l’aspect de la nourriture proposée qui incite aux agapes. On se croirait dans une clinique alimentée par Tricatel dans le film « l’aile ou la cuisse ». Hier j’ai eu de la peine à identifier une courgette farcie. Ça ressemblait à une pomme décapitée avec, sous le chapeau, une farce de la même texture que les boulettes servies la veille avec un semblant de couscous. On imagine les plateaux repas passant sur un tapis roulant et recevant successivement une portion de nouilles juste bouillies, puis une giclée de sauce tomate, puis une courgette ronde décapitée et enfin une giclée de pâte pour la farcir, et enfin un petit bol recevant des billes orangées figurant du melon, une bille verte figurant de la pastèque, une tranche jaune figurant de la pêche puis une giclée de sirop translucide. Aucun de ces fruits n’a le moindre goût  et le sirop est juste sucré. Et les autres desserts, en plein mois d’août catalan regorgeant de pêches, melons, poires et déjà raisins, ce seront par 3 fois des bananes. Je sais bien qu’on n’est pas là pour manger mais quand même … s’y ajoute une serviette en papier de la taille d’un mouchoir. Et je dis bien UNE : quand j’en demande une deuxième , l’ASH me dit qu’il n’y en a pas.

Ainsi, le temps de veille passe. A la télévision, à force de « zapper » d’une chaîne à l’autre, je finis par regarder des lambeaux de documentaire sur les lions. J’en verrai 3 sur différentes chaînes en 3 nuits de veille. Je revivrai ainsi quelques unes des émotions ressenties en Afrique du Sud lors d’un voyage-congrès. Et je penserai en souriant à cet ami un peu plus rond que la moyenne persuadé que si un lion sautait sur la voiture, ce serait qui serait le premier mangé.

Au matin, une dernière épreuve m’attend. Les urines sont donc claires et le système de lavage est enlevé. Moralement requinqué par cette avancée remarquable sur la voie de la guérison, je vais faire ma toilette. Quand je reviens vers le lit la sonde est pleine de sang. Sonnette. Apparition d’une aide-soignante jusque là non connue. Je demande l’infirmière. Il est 6 heures 38. Eh oui, la pendule c’est mon Iphone et l’heure est précise comme un chrono des jeux olympiques. Elle ne viendra qu’à 7 h 51. Elle ne fera aucun commentaire sinon qu’elle en parlera au chirurgien qui va arriver. Je suis impatient, en réalité quasiment paniqué par ce qui me paraît être le signe d’une absence de progrès réel vers la guérison, voire d’un  retour en arrière. Je refuse tout « petit déjeuner » en disant que j’attends autre chose.

Je n’ai pas pu échanger la moindre parole avec quiconque. Je me ferai pourtant engueuler par le chirurgien pour être désagréable avec le personnel. Cependant son propos me rassure. C’est un épiphénomène fréquent à ce stade de l’évolution. J’aurai donc poireauté deux heures avec mon angoisse pour rien. Quelques mots auraient pu me rassurer. Manifestement ce n’est pas prévu dans les plannings ortaniss suivnat la méthode Lean de management du personnel dans le but de la rentabilité maximum.. Le tas de viande avariée ne participe que par l’excrétion liquidienne qui s’écoule dans la sonde. Les conversations se résument au systématique « bonjour … ça va ?... vous avez mal … je vous mets des comprimés … à plus tard ». Aucune réponse n’est attendue aux questions posées en l’air, aucun commentaire n’est écouté.

Il y aura juste une infirmière qui me dira quelques mots en catalan. Avec elle il y aura quelques échanges.

A ce propos, il me faut souligner l’effet de ces quelques mots dans la langue de mon berceau à Sirach avec la mémé Catherine. Un certain Proust nous avait bassiné avec ses madeleines. Le « com va aquest home ? » me procure une inondation d’endorphine-ocytocine qui vaut tous les emplâtres physiques et moraux. Au milieu de ce désert comme celui des Tartares, nanti d’un corps hostile et à l’affut d’une attaque qui ne vient pas, cette bouffée d’enfance me revigore d’une manière qui me ravit et en même temps me surprend. Une bonne surprise en tout cas.

C’est redevenu clair dans la sonde. La journée se passe dans l’attente de la nuit prochaine puis, au matin, de l’ablation de la prothèse qui me relie au monde médical. Tout se passe bien.

Vendredi : A 5 heures, l’infirmière arrive et me retire la sonde avec des gestes nets, rapides, efficaces. Pendant qu’elle s’affaire à quelques dizaines de centimètres , je détaille avec plaisir le visage lisse et régulier de cette très jolie femme au profil de déesse grecque,. Le tout se fait évidemment sans un mot de trop, méthode Lean oblige. Et elle repart vers d‘autres tâches. Le cordon qui me reliait au monde des soignants est ôté. J’attends avec une petite appréhension la prochaine envie. Elle vient. Je pisse. Ça coule clair. Ouf !

Fermez le ban !

A midi je suis sur le départ. Je dois encore payer l’ « option confort » imprudemment cochée sur la fiche d’entrée et dont je n’ai pas perçu le moindre avantage. C’EST FACTURÉ 43 € PAR JOUR. Du racket pur et simple. Mais Simone est là avec la Tatie Christiane qui a fait le déplacement. Et je paie sans broncher pour filer avec elles au plis vite direction Sirach.

2- En attendant le verdict

En fait, j’aurais du me méfier. Quand j’ai pris conscience de cette histoire de temps qui reste, au lieu de considérer cela comme une production de plus de mon gros cerveau intelligent, j’aurais du me demander quel signe, venu du fond de mon OTYS, m’avait aiguillé vers cette réflexion. Comme quoi, quelles que soient les réflexions, analyses, productions intellectuelles, constructions théoriques que l’on peut effectuer, lorsqu’elles sont à contre courant de l’idéologie dominante ou de la doxa reconnue dans tel ou tel champ de la connaissance, on reste suffisamment sous la tutelle de cette doxa pour que la réflexion ne prenne en compte spontanément que les éléments qui en dérivent.

C’est évident pour les opinions politiques, y compris des révolutionnaires communistes, matérialistes comme je pense l’être. Le bombardement idéologique permanent exige une vigilance sans défaut pour continuer à analyser les évènements et se déterminer par rapport à eux d’une manière autonome. Pour se forger une opinion, il faut utiliser les outils du matérialisme historique et non la dite information, celle qui informe, c-à-d. met en forme la structure de nos espaces psy. Et encore parfois, on se laisse surprendre par des idées saugrenues qui vous viennent et qu’il faut d’urgence rectifier. D’où d’ailleurs (soit dit en passant) l’intérêt des confrontations d’idées en groupe.

C’est vrai en fait pour tous les domaines de la connaissance.

Mais lorsque, personnellement confronté à un élément nouveau issu des profondeurs de la réalité psychosomatique, surtout s’il s’agit de son propre  OTYS, il faudrait le prendre en compte avec les outils que l’on s’est forgés, cela nécessite un effort de réflexion pour faire de ce signe un signal, pour se donner une chance d’accéder à sa signification. Au lieu de quoi, on  l’intégré à la chaîne banale des associations d’idées et, avec un peu de chance, on lui donne une forme narcissiquement satisfaisante.

Ainsi de cette notion de temps qui reste. Je ne la renie pas, mais aujourd’hui que les événements se précipitent, je lui trouve un goût légèrement plus amer.

Car le temps qui reste est un train de disparaître. Le temps qui reste, c’était pour moi un temps où persistent des projets et des espoirs. C’était pour moi un temps où la perception du temps restait dans cette balance duelle contradictoire/complémentaire entre zéro et l’infini qui me paraît caractériser l’humain « devenant ». La conscience du temps qui court est en fait exclusive de son extinction programmée. L’éternité s’accommode de son contraire, la finitude, car cette dernière ne prendra effet qu’avec son extinction. De même que la mort est exclusive de la vie, la conscience de ce que cela représente comme outil d’appréciation de la réalité vitale ne retient en fait que l’éternité comme limite. La conscience du fait que cela peut s’arrêter demain ne fait que renforcer l’actualité des actions à entreprendre, elle ne remet pas en cause les projets à long terme, l’espoir inavoué d’une trajectoire vitale infinie. Et tout ce qui vient mettre à mal cette conscience, passant par les filtres du psy, est soit occultée soit distordue.

Il se passe quelque chose dans l’ OTYS qui devient potentiellement dangereux pour la suite de sa trajectoire vitale est le plus souvent occulté tant que la fonction qu’il affecte n’est pas perturbée. Au mieux, elle se faufile avec sa signification distordue. Attirant alors malgré tout, l’attention, elle émerge naturellement à la conscience comme une incitation à l’action. Son absence d’objectivation possible dans le moment et dans le lieu la renvoie dans la sphère des actions verbales. Et, au mieux, elle induit une élaboration théorique à propos du temps qui reste.

On n’est pas loin du sujet. La signification de l’affect qui remonte vers la conscience est bien celle d’une réalité remettant en cause les conditions optimales de survie à terme de l’ OTYS. L’intrication psychosomatique et les mécanismes de défense du psy la font dériver de la sphère de l’organique à celle de l’espace psy. La réponse à cette information essentielle, dépourvue de base objectivable de ce danger repéré, est une réflexion sur les conditions nouvelles des potentialités évolutives de la trajectoire vitale. Le temps qui reste apparaît alors. La conscience de sa finitude programmée s’impose comme une nouveauté alors qu’elle n’a jamais changé de nature. Et l’ OTYS, satisfait d’avoir « réagi » au signal perçu, oublie délicieusement que l’action qui se met en branle n’est pas une réponse adéquate à la question posée. Seule une action physique à un signal de danger est susceptible de le combattre ou de le fuir. L’action verbale qui se met en place n’est qu’un cache. IL faudra que le signal prenne une autre forme pour que la réponse devienne plus adaptée. Il y a des cellules anormales qui s’accumulent dans un coin de la vessie doit devenir il y a du sang dans les urines pour provoquer une action adaptée. Mais n’est-il pas trop tard ?

3- pT1b

Ça y est, le diagnostic anapath est tombé. Par téléphone j’ai reçu l’information. C’est donc pT1b. Rarement une information ainsi codée m’a fait plus de bien. Au sens psychosomatique bien sûr. C’est quoi ça ? dirait-on aujourd’hui dans les cercles de la jeunesse et avec leur langage, codé lui aussi. Eh bien c’est le stade de la chose qui pousse, ou plutôt qui poussait dans ma vessie avant qu’elle ne soit extirpée pour analyse. Ça veut dire qu’elle n’a pas eu le temps de franchir certaines barrières au delà desquelles les emmerdements sont plus difficiles à négocier. Ça veut dire que cette chose n’a pas eu le temps de creuser suffisamment profond ses racines pour envoyer des  émissaires un peu plus loin et faire des petits à distance. Bien sûr elle a creusé pour implanter des racines, elle ne s’est pas contentée de pousser en surface. Mais bon. Finalement vive l’Espagne en été où la chaleur est telle que la réhydratation est plus difficile, où les urines se concentrent et où donc un polype de vessie en développement se trouve irrité au point de saigner. Peut-être que dans des conditions plus banales et quotidiennes, plus calmes et moins soumises aux aléas  de la qualité et de la quantité de boissons, aurait-il encore pendant quelques semaines pu prendre ses aises, s’enraciner en profondeur et ne révéler sa présence que quand son éradication aurait été plus difficile. On se lâche en voyage. Et au lieu de s’hydrater à l’eau, on le fait à la bière. Bref, non seulement il ne faut pas incriminer le voyage lui-même comme déclencheur de pathologie, mais il faut se féliciter d’avoir, sans en prendre conscience, créé les conditions de révélation des ennuis qui se profilent.

Quel Ça bienveillant et obstiné, devant l’incurie du système signe-signal-décodage-réponse, a-t-il concocté cet ensemble de conditions pour qu’enfin le pot-aux-roses soit révélé et que l’on s’occupe des choses sérieuses. On était parti, comme je l’ai dit, pour voyager en France, dans le Nord et l’Est où les conditions climatiques et socio-culturelles sont moins différentes de celles de notre quotidien. On y aurait probablement aussi bu de la bière mais la réhydratation quotidienne aurait sûrement eu plus recours à l’eau. La chaleur y eut été moins envahissante. Un Ça collectif (ça existe ça ?) a poussé les enfants à demander le changement de programme et nous incités à l’accepter. Et au lieu de boire de l’eau, il m’a poussé, tel le diable des Trois messes basses de Daudet, à boire surtout de la bière. Dès le premier saignement, probablement satisfait des résultats de ses efforts, il a pu se reposer et repasser le relais au processus banal de la survie psychosomatique pour assurer le suivi. Et nous voilà, nantis de la conscience de l’existence d’un processus malin, stoppé au stade pT1b.

Ce n’est évidemment pas fini. Vu que cette pathologie est celle d’un tissu (l’urothélium) qui se révèle ainsi, il va falloir la surveiller, la traiter, renforcer les défenses immunitaires locales pour la contenir. Mais bon, on va s’en occuper, avec la complicité active de gens compétents et la patiente complicité de gens conciliants, concernés et dont le peu de compétence technique sera compensé par leur attitude positive inconditionnelle.

Je me dis en écrivant cela qu’il faut bien  des con- quelque chose pour constituer la horde spécialisée dans l’accompagnement de ma pathologie personnelle. Mais ces con- ne révèlent que le fait du vivre, du faire AVEC. Et encore n’ai-je pas détaillé les techniciens (médecins de diverses spécialités, les techniciens, infirmières, pharmaciens…) et les accompagnants affectivement impliqués (Simone, les fils, les filles, les petits-enfants, les amis…).

Je dis que cette horde est spécialisée car, dès ce moment, le recouvrement des psy qui va se mettre en place entre tous ces gens se fera sur la base des actions congruentes dans le but d’assurer ma survie face au processus malin. Cette terminologie devrait être remplacée par celle de « regroupement circonstanciel » tel que présenté dans « Le Naître Humain »[1].Toute action n’étant possible qu‘avec la conscience du but qu’elle doit atteindre, la conscience de chacun sera mobilisée à un moment ou à un autre, de façon plus ou moins prolongée, occupant plus ou moins de place dans l’espace du psy, par la mise en place de l’action adaptée au but.  Le partage des tâches entre les divers intervenants résultera en une congrégation d’actions ayant toutes le même but, chacune étant anecdotique, leur ensemble étant efficace. Cette action morcelée en actions partielles congruentes nécessitera évidemment pour chaque acteur  une conscience du but de son action partielle.  Chaque action partielle conditionnera par son efficacité la réussite de l’ensemble. Le recouvrement des psy sera partiel dans le temps et dans l’espace, avec une convergence marquée vers mon espace psy à moi. Il en résultera ce que le langage courant appelle fréquemment un intellectuel collectif pour signifier que les actions mentales précédant et organisant les actions psycho-physiques seront le fruit d’échanges, de concertation, de mobilisation des compétences et des énergies entre les divers intervenants. Et pour cela, il sera indispensable que les recouvrements de psy autorisent les flux des informations partielles qui se rassembleront pour donner naissance à une conscience précise des voies et des moyens. Cela correspond tout à fait au regroupement circonstanciel qui bénéficie d’un espace psy commun du fait de ce regroupement. Et c’est bien, soulignons le à nouveau à cette occasion, un espace psy commun qui se met en place avec la conscience pour chacun d’un intérêt congruent avec celui des autres et non d’une conscience collective. Cette notion est antagonique de la notion même de conscience qui est reste l’apanage de chaque individu. 

Ainsi du pT1b.

Pour arriver à qualifier ma situation avec ce mot bizarre dont chaque lettre apporte son pesant de sens, il a fallu toute la série des actions de Saragosse à Perpignan, de Sirach  Médipole et… et ce n’est pas fini car ce mot que je qualifie de bizarre, ce n’est rien d’autre qu’un mot d’une langue parlée dans une population dont l’homogénéité résulte de sa capacité à faire d’un mot de cette sorte un vecteur d’action verbale particulière. Les actions partielles constituant l’action globale morcelée que j’évoquais plus haut seront directement induites par le sens de ce mot, abscons dans un discours abstrus pour toute personne étrangère à cette population.  Mais pour eux, il a du sens et l’action se mettra en place sur cette base, avec ses spécificités et ses actions morcelées.

En tout cas, pour moi qui peux décoder cette langue, cela m’a permis d’évaluer à la baisse le niveau des emmerdements potentiels. Sur l’échelle des hypothèques induites sur l’évolution de ma trajectoire vitale, on est plutôt sur les barreaux inférieurs. Cela m’a permis de sortir de cette période d’inhibitions de l’action, épuisante et perturbatrice, qui m’a occupé pendant quelques jours. Il faudra maintenant patienter jusqu’à la consultation du 29 août prochain pour savoir quel est le décodage qu’en proposera la chirurgien. D’ici là, remobiliser les forces, retrouver des marques, en un mot redevenir « devenant », et peut-être, qui sait, sortir de ma « constipation psychique existentielle [2]». Mais ceci est une autre histoire. Comme on dit dans cette langue que j’affectionne car c‘est celle de mon berceau : són figues d’un altre cistell.

3- Le no mans land

48 heures que le pT1b est venu me rassurer en me remettant dans une perspective de traitement complémentaire non invasif. Mais bon, le premier jour de soulagement passé, avec son cortège de déliaison de l’inhibition de l’action, la rumination reprend. Rumination mentale évidemment, rien à voir avec le comportement alimentaire des vaches qui doivent, pour pouvoir digérer leur nourriture, la faire remonter pour la mastiquer correctement.

Pour nous, ruminer, c’est faire remonter à la conscience des images mentales qui auraient aussi bien  pu rester dans les profondeurs du continent sous-conscient. Et bien sûr cette remontée, d’apparence au moins spontanée, vient parasiter l’ensemble des processus conscients. Vu la manière de fonctionner de notre cerveau, la remontée de ces images vient occuper l’espace du conscient. On ne peut pas avoir conscience de deux choses à la fois. Quand une image mentale apparaît dans l’espace du psy, elle s’étale sur l’ensemble du cortex et efface toute autre image. C’est comme ça que ça marche. C’est intéressant et efficace lorsque, à un moment ou un autre, il faut prendre conscience d’un affect important pour la survie. Ce peut être un affect issu de l’environnement et acheminé par l’intermédiaire des organes sensoriels et des voies nerveuses afférentes. Par exemple une odeur de fumée, même discrète, mérite indiscutablement de venir s’imposer à la conscience pour laisser en plan ce que l’on est en train de faire afin de rechercher l’origine de cette odeur et du feu qui en est probablement l’origine. Ce peut être un affect issu des organes profonds normalement silencieux car gérés dans leur fonctionnement par un système automatique. Cet affect qui s’impose alors signale que le système automatique ne peut plus assurer sa gestion. Ce sera une pathologie qui perturbe le fonctionnement de l’organe ou simplement une envie de faire pipi. Chacun des deux nécessite un comportement conscient complémentaire soit pour identifier la perturbation organique, soit tout simplement pour trouver un lieu adapté à l’évacuation de l’urine.

Mais la rumination telle que celle que je vis n’a en commun avec ces mécanismes de la physiologie psychosomatique que le mécanisme lui-même. Et les images mentales qui remontent régulièrement n’ont rien de précis, rien de significatif, en fait rien de signifiant sinon le fait que quelque part, au fond de moi, il y a quelque chose qui pousse et qui ne me veut rien de bon. C’est le seul décodage possible, le seul sens que je puis lui donner. Et il y a d’autant moins de réponse adaptée que l’origine est moins identifiable, que l’image elle-même est plus floue et que le sens qui émerge immédiatement est chargé de menace potentielle. En tout cas, aucun comportement adapté n’est envisageable et seule l’inhibition de l’action est possible comme réponse avec sa tension de base et l’angoisse subliminale qui la caractérisent. Le problème complémentaire est que la répétition systématique du phénomène met en route rapidement  le processus d’apprentissage, c’est-à-dire la mise en place d’un comportement réflexe automatique coordonné complexe ayant comme  déclencheur l’irruption de l’image à la périphérie de l’espace du psy. C’est ce que l’on peut aisément qualifier de cercle vicieux.

Et il faudra attendre encore une dizaine de jours pour que la consultation spécialisée ouvre une autre perspective.

Du coup, il est évident qu’il faut que je me bouge. Dans la difficulté d’identifier dans mon mal-être ce qui ressortit à la fatigue post-critique et ce qui ressortit à l’inhibition de l’action, il faut revenir à l’action. Hier soir, j’ai constaté que les algues commençaient à coloniser la piscine et je me suis mis à les décoller, changer le filtre et mis de l’anti-algue. Puis nous sommes montés au pla. J’ai cueilli les quelques haricots verts restant sur les rames. J’ai arraché les herbes qui cachaient les plants de piments, j’ai enlevé quelques pommes des branches surchargées du pommier de reine de reinette, Simone a cueilli quelques fraises puis nous sommes redescendus. J’y retournerai ce matin cueillir les potimarrons qui ont bonne mine. Je ne me sens pas encore de faucher l’herbe maintenant très haute mais mon copain Aimé devrait le faire.

Ça ne change rien mais ça soulage. Mettre en place l’action contre l’inhibition de l’action, il y a une logique. En tout cas, vu de l’extérieur ça donne une autre image du bonhomme.

Car on se laisserait facilement aller à la vacuité ambiante qui s’installe avec le statut de malade. Moi qui suis en permanence en train de bouger, d’identifier des choses à faire, réparations, adaptations, rangements, ou autres, je me suis découvert indifférent à toutes ces sollicitations de l’environnement qui me motivent ordinairement à l’action du matin au soir, du 1er janvier au 31 décembre, ou comme on disait il y a peu encore de la Circoncision jusqu’à la Saint Sylvestre.. C’est comme si je déambulais au milieu d’un amas de décombres, sans que chacun des objets présents de se distingue vraiment des autres. Heureusement le naturel, dont on sait que chassé il revient au galop, me rattrape tout doucement et constitue un allié précieux pour ma décision de me bouger.

J’ai cueilli et trié une trentaine de kg de poires. On fera de la compote avec celles qui sont piquées, les autres on en fera cadeau.

Louis est venu ce matin me visiter. Nous avons longuement parlé. Toujours aussi agréablement. Simone est allée à une exposition avec sa copine Régine. La vie reprend ses droits.

Et c’est vrai que l’action est une excellente thérapie contre la mélancolie. Non seulement cela occupe les superstructures neuropsychiques, mais en plus cela consomme une énergie que l’inhibition de l’action ne peut ainsi consommer. Car la consommation d’énergie pas l’IA est clairement toxique. Le processus est quasiment anaérobie, dégageant des effluents inhabituels. Forcément, l’action met en jeu la musculature et exige une redistribution circulatoire adaptée. Le processus de vasoconstriction généralisée est cassé. Et l’ OTYS reprend de sa vitalité et un métabolisme rééquilibré a évidemment une incidence sur le fonctionnement du psy. J’espère que je ne suis pas en train de me construire un modèle théorique pour les besoins de la cause. On verra si ça marche.

Ça marche, mais pas tant que ça. Il suffit que je me retrouve en tête-à-tête avec moi-même pour que le sujet revienne me hanter. Il est 6 heures. Je viens de me lever car ça devenait vraiment déplaisant. Comme une rengaine qui revient sans cesse et qui s’impose à l’esprit sans arrêt.

Et je pense au crabe. Bizarrement, c’est Bérenger qui a d’emblée utilisé ce terme pour désigner le processus qui s’est installé dans ma vessie. Et c’est vrai que, avec ce vocable de cancer, le latin désigne le crabe.

En catalan cranc ou plus joliment franquet. Cranc a donné en catalan encrancar, le verbe qui signifie s’accrocher, s’agripper au sens de ce qui ne lâche pas quand il est accroché.

Et les images se sont immédiatement mises à défiler. Etait-ce prémonitoire : sur une photographie de groupe prise lorsque j’avais entre 2 et 3 ans, je suis vêtu d’une barboteuse sur laquelle un crabe est figuré au niveau du zizi. Qui l’avait tricotée ? Probablement ma mémé Catherine qui avait mis là une décoration. Et jusqu‘à l’âge de 10 ans environ, j’ai porté des culottes, des maillots de corps et des chaussettes tricotées par la mémé. En tout cas chez nous on ne disait pas cranc mais franquet ce qui a quand même, y compris au niveau des sonorités, une autre gueule. Franquet, c’est gentil, presque mignon, et les sonorités qui s’en dégagent évoquent plutôt un mouvement, une liberté, un voyage. Je préfèrerais de beaucoup avoir à faire avec un franquet qu’avec un cranc. Car en plus ce mot m’évoque irrésistiblement le petit rire de Maria quand elle commentait cette photographie et qu’elle rappelait ce qui décorait le bas de la barboteuse. Le franquet a une connotation d’enfance, d’enfance heureuse, d’amour partagé, du cocon protecteur qui m’a accompagné pendant mes premières années.

Sur cette photographie, il y a entre autres ma copine Sylvie qui regarde ailleurs et ne semble pas s’intéresser à l’objectif. Entre le franquet et mes amitiés d’enfance, il y a un lien complètement inconscient et qui émerge à cette occasion. Un lien qui remonte à la période où les processus de mémorisation n’étaient pas en place et où seule ma structure, encore ouverte, non encore achevée, se mettait en forme. Elle recueillait et imprimait toutes les expériences. Sylvie, Maria, Catherine, le franquet et la première enfance, tous unis dans ma structure et dont seules ces circonstances viennent exhumer les effluves.

Peut-être finalement ce machin qui est venu subrepticement s’installer et proliférer dans ma vessie n’est-il pas un cranc mais un franquet. Peut-être n’est-il pas  « encrancat » tant que ça et le chirurgien qui  l’a enlevé, a-t-il pu l’ôter en totalité. Peut-être n’était-ce qu’un franquet qui passait par là comme il passa sur ma barboteuse et ne laissera-t-il qu’une trace dans la mémoire de mon corps sans y faire de dégâts excessifs. En tout cas, merci petit franquet de ma prime enfance d’être venu donner à la chose comme un goût de revenez-y.

 

[1] L’Harmattan 1999

[2] je mets ces mots entre parenthèse car ils ne sont pas de moi mais d’une amie très proche, psychologue comme il se doit, et en ces circonstances totalement impliquée dans mes ennuis en devenir.

Tag(s) : #Expériences nouvelles
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