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MARIE FRANCE

Derrière chaque grand homme, il y a toujours une femme. Un truisme évidemment. Mais qui sait que la mise en forme de cet adage est due à un incertain Marie-Gabriel Legouvé, poète de son état pendant la période révolutionnaire. Peu importe. Mais ce qui est sûr c’est que derrière le « grand homme » que fut mon père, il y eut ma mère.

Elle était née dans l’errance de ses parents, et par les hasards conjugués du voyage et de la physiologie, à Budapest le 22 août 1920. Ses parents, Sarah et Mohr Kuper étaient des juifs polonais jetés sur les routes de l’exil par les pogroms incessants survenus dans les premières années suivant l’indépendance de la Pologne. Ces exactions antisémites furent suffisamment nombreuse pour qu’une commission d’enquête internationale leur fût consacrée.

Sarah et Mohr quittèrent la Pologne, à pied, pour rejoindre la France. Ils firent une halte de quelques mois à Budapest. Sarah était enceinte et c’est là qu’elle mit au monde une petite fille qu’elle prénomma Hannah. Hannah, c’est la pure, l’équivalent de notre Catherine, c’est aussi le bonheur, le souhait réalisé, la satisfaction. De son accouchement et des suites, nous ne savons rien. Dès qu’elle fut à nouveau sur pied, le voyage reprit et toute la famille arriva à Lunéville à la fin du mois d’octobre. Le père est un tailleur éprouvé et il trouve du travail rapidement en confectionnant des uniformes pour les officiers en garnison à Lunéville. Deux enfants succédèrent à Hannah, Kate et Louise, dite Lili. Hannah, ainée des enfants assumait son rôle comme une cheftaine de scoutisme. Elle adhéra rapidement d’ailleurs aux Éclaireuses où le grade de cheftaine lui fut décerné.

C’est l’occasion de parler des prénoms sous lesquels me furent connus les membres de cette famille. Banalement, la maman fut Bouba, équivalent de Mamie en yiddish, à mettre en lien avec la babouchka, la grand-mère en russe. Décédée très tôt d’un cancer, je crois que je fus pour elle un élément de satisfaction : étudiant en médecine, j’étais déjà pour elle le médecin qui serait sa revanche, sur la vie en général, particulièrement sur sa cousine mieux pourvue financièrement et dont le fils était déjà médecin. Le papa fut le « pépé tailleur ».

Ma mère fut d’abord Kooka du nom de son « totem » aux Éclaireuses, l’oiseau rieur d’Australie Kooka Boura, à cause de son rire explosif. Ses sœurs l’ont toujours appelée ainsi. Elles lui donnaient aussi le petit nom affectueux de Poucette. Mais elle est restée dans la mémoire collective sociale comme Marie-France, son nom de guerre.

Elle va à l’école et très vite se distingue par des capacités particulières à apprendre. Comme le dit sa sœur Lili, alors même qu’elle ne parlait pas le français à l’entrée à l’école (on parlait yiddish à la maison) « elle devint immédiatement le prix d’excellence indélogeable pour le reste de ses études ». Ses instituteurs la présentent alors à « l’examen des bourses » qu’elle passe avec succès: elle est première du département de Meurthe-et-Moselle. Cela va lui permettre de faire des études. Dans le même temps, elle a appris le piano et complète ses ressources par des leçons qu’elle donne. Une chose qui est restée dans sa mémoire, c’est la difficulté de faire la part du budget de la famille (très limité) et de l’argent des bourses destiné à l’achat des fournitures scolaires. Elle défend ce territoire bec et ongles contre son père avec l’appui de sa mère. Elle est en section classique et étudie le latin, le grec, et l’allemand. Elle passe les différents examens du collège puis du lycée, obtient son baccalauréat et entre à l’Université pour des études de lettres classiques. Elle obtient sucesivement les diplômes d’Études Grecques et d’Études Latines. Parallèlement, probablement du fait que l’on parle yiddish à la maison, elle devient une experte en langue allemande qu’elle parle sans le moindre accent. Cela lui servira dans ses activités de Résistance.

Survient la période de la dite « drôle de guerre ». Lunéville est quasiment sur le front. Elle, sa mère et ses sœurs sont évacuées en Normandie. Son père disparaît de la circulation et ne reparaîtra pas avant le fin de la guerre. C’est en tout cas ainsi que ma mère me racontait l’histoire. Récemment, la tante Lili m’a raconté un épisode où le père pleure le décès de son père à lui en présence de Bouba et de Lili, et à Toulouse. Il serait donc réapparu avant la fin de la guerre. De fait il semblerait qu'il fut de son côté évacué de Lunéville avec l'avancée des nazis. Il se retrouva à Toulouse où il trouva un logement. C'est dans ce logement que Bouba et ses filles le rejoignirent en janvier 1941. La différence de mémorisation de cette période entre Lili et Marie-France est un mystère qui reste à élucider. Peut-être une réflexion sur le sujet sera-t-elle pertinente de ma part.

En attenant, voilà Kooka-Hannah en charge de famille. Elle demande un poste d’institutrice et est affectée à l’école de Saint Valery en Caux. De ceux qui l’ont connue à cette époque, on garde le souvenir d’une personne entière, téméraire, ne se souciant pas du danger. Au moment des bombardements qui préludent aux attaques allemandes et à la réponse anglaise, elle refuse de descendre aux abris et reste dans sa chambre.

Simultanément, les lois de Vichy arrivent. Elle est renvoyée de l’éducation nationale. Sentant venir les problèmes liés à l’époque et n’ayant plus de raison de rester en Normandie, elle décide de descendre à Bordeaux puis à Toulouse où elle installe sa famille en zone dite libre dès que la famille reçoit les papiers nécessaires. Très vite, elle entre dans la Résistance. Elle obtient un poste d’assistante sociale qui lui permet de faire le lien avec les résistants internés du camp de Noé. Sa sœur Kate, devenue Paulette, a aussi des activités de résistance. C’est là qu’elle fera la connaissance de celui qui sera pour nous le tonton Julien (qui en fait s’appelle Jacques Borker, artiste internationalement reconnu pour ses tapis de haute lisse , ses peintures et ses mobiles).

Ce sera une constante chez les couples qui se sont connus dans la Résistance. Leur nom de guerre resta leur nom de communication intime.

Lili est une petite fille. Marie-France n’aura de cesse que de faire en sorte qu’elle soit à l’abri en Suisse. C’est Kate qui organise le convoi où elle est prise en charge vers la Suisse. Au passage à Lyon, elle passe quelques heures avec sa sœur devenue Jacqueline Bonard. lili à l’abri, elle se libère ainsi de ce souci perpétuel à l’époque.

Dès 1941, elle a adhéré au Parti communiste et intégré les rangs de l’Organisation Spéciale, organisation de la lutte armée des communistes qui prendra le nom en 1942 de « «Francs Tireurs et Partisans Français». De ces années de guerre nous ne savons pas grand-chose.

Elle en parlait peu, et toujours allusivement.

Est-ce parce que dans cette période, elle vivait une relation passionnée avec un résistant du nom (de guerre évidemment) d’Émile, professeur de philosophie de son état, et viré de l’éducation nationale pour les mêmes motifs qu’elle ? Communiste et résistant, il est arrêté lors d’un contrôle et emprisonné au fort Montluc à Lyon. 2 jours avant la Libération. Il est fusillé sans jugement. Il m’en restera mon deuxième prénom.

En outre, le héros c’était mon père, et elle ne cherchait même pas à se mettre en avant, ni à évoquer ses souvenirs de Résistance.

Une autre raison de son silence (relatif) tient à une anecdote lourde de conséquences. Lorsque mon père et elle décidèrent de se marier, un obstacle légal se présenta. La loi française interdisait alors à un officier supérieur d’épouser une femme née à l’étranger. Or il venait d’être « homologué » au grade de lieutenant-colonel. Le fait qu’elle était aussi officier, intégrée à l’armée au grade de lieutenant, ne changeait rien. Qu’à cela ne tienne. Ils sortaient à peine d’une période de clandestinité où leurs papiers d’identité étaient nécessairement des faux. Elle obtint une carte d’identité et un extrait de naissance : née à Toul, le 20 août 1920. Ils purent ainsi convoler. Mais c’était un délit et pour elle ce fut une attente de 10 années (le délai de prescription) avant de faire valoir ses titres universitaires et ses diplômes. Autant dire qu’elle était « coincée ». C’est du moins ce qu’elle me dira quand les années de prescription seront révolues et qu’elle se libèrera d’un certain nombre de « secrets » auprès de moi, un gamin de 10 ans qui était loin de tout comprendre. Mais ses paroles, gravées dans ma mémoire, ont pris du sens avec le temps. Et j’ai ainsi compris que tout n’avait pas été rose pour elle, tant au plan personnel que familial.

Car cela eut une autre conséquence : la partie de la famille du côté maternel fut quasiment exclue de ma vie. Je ne voyais Bouba que très rarement. Kate et Julien, un peu plus mobiles venaient nous visiter régulièrement. On voyait Lili de temps en temps mais pas plus et dans une ambiance psychologique qui laissait transpirer des désaccords. En tout cas, l’origine juive de ma mère ne fut jamais évoquée avant la fin de la prescription. Cela ne posait pas de problème puisqu’elle avait totalement renoncé à toute pratique religieuse. Mais il m’apparut ensuite que je fus ainsi coupé de la moitié de mon patrimoine culturel familial. Je parlais catalan sans problème mais je ne pus jamais approcher la langue parlée par ma grand-mère juive, le yiddish, et encore moins l’écriture et la lecture de cette langue en caractères hébraïques. Et puis, apprendre à l’âge de 10 ans que sa mère est d’origine juive a créé pour moi un faux problème lié à ce qui apparaissait comme un secret si longtemps gardé. Il m’a fallu du temps pour gérer cette incongruité qui n’aurait jamais du se poser. De ce point de vue d’ailleurs, ni mon père ni mon frère n’ont rien compris à cette partie du film. Et pour tout dire, je ne comprends toujours pas pourquoi cette communiste qui avait plus que largement fait ses preuves dans les combats de Résistance, qui avait totalement abandonné les superstitions liées à la religion, avait accepté de renoncer à cette partie essentielle de son identité. Seuls émergent de ma mémoire quelques lectures de l’ancien testament considéré comme une histoire héroïque parmi d’autres comme l’Iliade et l’Odyssée, et les petites bougies allumées la nuit de Yom Kippour. Avec cette malicieuse idée qui me vient en écrivant cela : pour quelqu’un qui marquait le « grand pardon », elle avait la rancune tenace ! et il me semble que, par delà les limbes, en me regardant écrire cela, elle me sourit .

Cette parenthèse fermée, ce qui est sûr c’est que, suite à une série de dénonciations et d’arrestations dans son réseau de Toulouse, elle est transférée à Lyon où elle change d’identité officielle : elle sera Jacqueline Bonard.

Là elle gravira les échelons de responsabilité comme agent de liaison de l’état-major opérationnel des FTPF-FFI. Elle accomplira les derniers mois de la guerre comme agent de liaison personnel du Commandant Militaire Régional de Lyon et de sa région. Celui-ci portait le nom de guerre de Guy Lepetit, alias André Tourné.

Dans le cadre de ses activités, elle accomplira de nombreuses missions de liaison, toujours à bicyclette, avec les divers maquis de la région dont celui de la vallée d’Azergues. La guerre finie elle sera intégrée à l’armée avec le grade de lieutenant, sera citée à l’ordre de la division et recevra la croix de guerre avec étoile de bronze.

Le jour du mitraillage de son chef le 29 août 1944, elle est en mission. Elle revient auprès de lui tandis que, comme le dit sa citation « il donnait encore des ordres pendant qu’on l’amputait sur le champ de bataille ». Elle ne le quittera plus.

Lui est amoureux depuis longtemps. Il est fasciné par cette jeune fille délurée, volontaire, courageuse, et manifestement intellectuelle. Il n’en sait guère plus car on ne perdait pas de temps pour la bagatelle dans la clandestinité de la Résistance. Il essaie pourtant de franchir le rideau des convenances. Mais c’est assez maladroitement qu’il tente par exemple de se faire passer pour l’auteur d’un poème classique que, bien évidemment, elle connaît déjà. Il faudra autre chose pour que l’autodidacte absolu qu’il est lui paraisse digne d’être son compagnon de vie. Heureusement il a ce qu’il faut comme stature d’homme, elle le connaît comme un communiste conséquent, un chef compétent, dévoué, doué pour la chose militaire et politique. Ses blessures et la manière dont il va surmonter les divers handicaps qui en résultent feront probablement beaucoup pour qu’elle soit séduite.

Ils se marient le 13 novembre 1944 et je naîtrai exactement 42 semaines plus tard. Mon frère suivra 21 mois après.

A partir de ce moment, elle vivra dans son ombre. Il profitera de sa vaste culture classique. Elle apprendra la dactylographie, deviendra sa secrétaire et comme la nomenclature officielle le dénomme, elle sera sa « tierce personne » attitrée. Elle le soignera, l‘accompagnera dans les diverses interventions chirurgicales visant à améliorer son état de santé et son autonomie. Mais elle sera aussi, pour le jeune député autodidacte, un auxiliaire précieux tout au long de sa vie parlementaire jusqu’à ce qu’elle disparaisse en 1981. Les milliers de questions écrites aux ministres, propositions de lois, rapports parlementaires, articles de presse, passeront par le filtre de ses corrections, de ses suggestions.

Dans la dernière période de sa vie, elle prend du champ par rapport à l’activité politique et se réfugie dans la lecture. Atteinte d’un cancer du sein, elle se refuse à se faire soigner, refusant par avance la mutilation qui était à cette époque la rançon inévitable du diagnostic. Une année durant elle vivra avec cette menace permanente et l’évolution lente du mal. Il faudra que Simone remarque une asymétrie de sa poitrine à travers ses vêtements pour qu’elle me confie enfin son mal. Ce sera pour moi un legs et une quasi-mission qui m’ont mis régulièrement en porte-à-faux avec les « ayatollahs » de la cancérologie : je me suis refusé, sauf rarissimes exceptions, à mutiler mes patientes atteintes de cette maladie. Mon père, lui, n‘en a rien deviné jusqu’au dénouement.

Derrière cet homme remarquable, devenu avec le temps une véritable légende dans son département des Pyrénées-Orientales, il y avait cette femme exceptionnelle : Marie-France.

MARIE FRANCE
MARIE FRANCE
MARIE FRANCE
MARIE FRANCE
MARIE FRANCE
MARIE FRANCE
MARIE FRANCE
MARIE FRANCE
MARIE FRANCE

Citation à l’ordre de la division :

 

A été cité

Le lieutenant Kuper Anna, 1er Régiment du Rhône

Pour le motifs suivants :

 

« incorporée dans la résistance dès l’année 1942 comme officier aux liaisons dans la région lyonnaise, a participé à la création des formations armées du Rhône, agent de liaison quotidiennement en mission, maintient une liaison constante entre la vile de Lyon e les maquis du Rhône, de l’Isère et da l’Ain.

Plusieurs fois appréhendée, arrêtée par l’ennemi, réussit toujours à sortir d’une situation périlleuse. Le 29 août 1944, sortie en mission aux environs de Lyon, arrêtée par les allemands, subit un interrogatoire sévère et réussit à s’échapper, remplissant sa mission sous le feu violent de l’ennemi, préservant ainsi nos troupes d’une situation dangereuse.

La présente citation comporte l’attribution de la Croix de Guerre avec Étoile de Bronze.

 

Lyon, le 5 mai 1945

Le Colonel Descours

Gouverneur Militaire de Lyon Commandant la 14éme Région Militaire

Che Régional FFI

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