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Au mois de février 2009 je suis allé en Éthiopie, plus précisément au pays Afar, région orientale de l'Éthiopie. J'y étais convié pour une mission exploratoire par l'Association Femmes Solidaires à la recherche d'un médecin gynécologue-accoucheur pour une action contre les mutilations sexuelles féminines.

Cette association a mis en place un système de « marrainage » de petites filles afar. Sous réserve qu'elles ne soient pas mutilées sexuellement et qu'elles soient envoyées à l'école, elles reçoivent un viatique mensuel de 15 € de la part de leur marraine. Et l'association vérifie régulièrement que le contrat a bien été rempli.

L'association prévoit en outre de mettre en place un centre d'hébergement pour les mamans et les fillettes qui souhaitent « échapper à l'exciseuse » quand elle passe dans le village. Et d'aider les exciseuses qui ont accepté de « poser le couteau », sous réserve d'une formation leur permettant de se réinsérer comme accoucheuses traditionnelles.

Le médecin a alors été pressenti pour organiser un petit centre de soins et la formation de base dans le bâtiment qui doit être construit près du fleuve Awash, à Gawani très précisément. Cette localité a le double avantage d'être située près du seul fleuve et donc dans la seule zone irrigable de l'immense désert Afar, et sur la seule route asphaltée qui le traverse, l'axe Addis Abbeba-Djibouti.

Nanti de cette mission somme toute banale dans le contexte de l'ambiance « humanitaire » en général et de nécessité de lutter contre les MSF en particulier, j'ai donc pris mon billet d'avion et je suis parti avec une délégation de l'association.

Il faut dire que le pays Afar est dans une situation particulière dans le contexte éthiopien, lui-même particulier en Afrique.

En effet, l'Éthiopie présente la particularité de n'avoir jamais été colonisée par les puissances européennes ; l'état éthiopien a revêtu la forme d'un empire jusqu'aux années 70 du XXéme siècle, et avec une dynastie dite des salomonides, c'est à dire remontant, par reine de Saba interposée, au roi Salomon. L'Éthiopie fut probablement le pays de Pount où la pharaonne Atshepsout alla faire ses courses. L'église éthiopienne remonte aux origines de la chrétienté. Et si l'Islam y a fait sa place très largement, ce pays a une ancienne et vivace tradition chrétienne qui lui donne, en Afrique, une autre originalité. Une république fédérale a remplacé l'empire, et après divers avatars historiques au cours desquels elle a perdu sa façade maritime par la sécession de l'Érythrée, elle est aujourd'hui un très grand pays peuplé de plus de 80 millions d'habitants, siège de l'OUA entre autres et de plusieurs antennes de l'ONU. L'organisation de cette république repose sur l'autonomie accordée aux entités ethniques qui cohabitent. Elle est dominée par les Tigréens (5 millions) ont remplacé les Amara qui constituaient la classe dirigeante (14 millions) tandis que les plus nombreux sont les Oromo (40 millions).

Le pays Afar est donc une de ces région autonomes peuplée de 1,4 millions d'habitants. Mais il aussi une particularité géographique, c'est un désert quasiment sur toute son étendue. Les afars sont un peuple de pasteurs guerriers qui ne connaissent que l'élevage. Et, dans le contexte de l'empire éthiopien, ils ont toujours été considérés avec mépris par les ethnies dominantes. Le dernier empereur Haïlé Sélassié avait défini leur place et leur statut : situé à la marge orientale de l'empire, le pays afar, désertique et sans ressources minérale significative (sauf un peu de sel) ; il constitue un glacis politique et militaire. Ses habitants l'occupent et le défendent. Et moins on s'en occupera et mieux cela vaudra.

Résultat: un dénuement total, particulièrement en matière de santé où de rares « dispensaires » tombent en ruines, avec de rares infirmiers totalement dépassés (densité de soignants de tout niveau : 0,2 pour 1000 habitants) sans matériel, sans médicaments, sans moyen de communication, sans plateau technique à proximité, et bien entendu sans médecins, sages-femmes ou autres soignants.

A cela s'ajoute la pratique des mutilations sexuelles les plus complètes. En effet, dans cette zone de l'Afrique se pratiquent outre la mutilation clitoridienne (que l'on retrouve jusqu'à l'océan atlantique en Afrique de l'Ouest), les petites lèvres sont excisées, les grandes lèvres sont mutilées et suturées l'une à l'autre (l'infibulation). Le tout au couteau pour l'excision et avec des épines d'acacia pour l'infibulation. Il s'ensuit une surmortalité des petites filles liée aux hémorragies et à l'infection. Une surmortalité des jeunes filles au moment du mariage (ultraprécoce, « dès que les seins pointent ») du fait que la désinfibulation se fait là aussi au couteau. Et bien entendu une mortalité en couches absolument effroyable de l'ordre de 1400 pour 100000 naissances vivantes, et une mortalité avant cinq ans de 14,5 % des enfants nés vivants.

C'est cette situation particulière que mes amis éthiopiens afars avaient décidé me faire connaître, en profitant de ma venue dans le pays. Et, de village en village, au milieu de rien, j'ai rencontré des populations certes très fières et nobles, mais totalement démunies. La nourriture se résume au lait de chamelle ingurgité le matin avec une galette. C'est dire dans quel état se trouvent les femmes que j'ai pu ausculter : chroniquement dénutries, chroniquement déshydratées, avec une prévalence de l'infection urinaire chronique liée à l'état du périnée, l'anémie, et au bout l'accouchement sans aucune structure d'accompagnement qu'une accoucheuse traditionnelle démunie de toute compétence et de tout matériel. S'y ajoute une importante prévalence de la tuberculose et du paludisme, et si le sida est peut-être moins présent qu'ailleurs, c'est que la sexualité est réduite à sa plus simple expression.

Le clou de la visite fut l'hôpital de Xalé Fagé, centre administratif de la Zone 5 : une construction neuve, vide, sans personnel, sans matériel, et sans perspective de dotation ni dans un domaine ni dans l'autre. Avec en prime le commentaire de l'administrateur : si vous pouviez faire quelque chose...

C'est dire que l'on est là bien loin de ce que j'ai pu vivre dans une autre région d'Afrique, de l'ouest cette fois et post coloniale, où certes les besoins sont grands dans tous les domaines de l'humanitaire ; mais il y existe des infrastructures, souvent mal entretenues mais présentes, une organisation post coloniale « moderne » et une demande pressante de mieux sur la base d'une connaissance de ce que cela pourrait être.

Là rien de comparable. Il n'y a rien, il n'y a jamais rien eu. En dehors de quelques points de fixation de la population autour d'un point d'eau et parfois d'une école, il n'y a que des campements, pas d'eau courante, pas d'électricité, pas de maison, et dans les daboytas (cabanes traditionnelles en treillis de branchages recouvertes de feuillage et au mieux de nattes de joncs) pas de meubles, pas d'instrument de cuisine. On est encore globalement à l'âge du fer.

Il y a cependant des attentes manifestées par les personnes rencontrées, individuellement ou en groupe, mais aussi par les autorités : avoir accès aux médicaments pour soigner les humains et les animaux d'élevage dont tout dépend pour la maigre survie, ne plus voir mourir les femmes en couches et les enfants en bas âge, et surtout cesser d'être OUBLIÉS. Et, invariablement, chaque entrevue avec des individus et des groupes, avec des femmes ou des hommes, à titre personnel ou comme responsable administratif ou coutumier, s'est conclue par ces paroles : merci de nous avoir écouté, si vos pouvez faire quelques chose pour nous merci d'avance, mais si vous ne pouvez rien faire, soyez remerciés d'être au moins venus nous visiter.

Alors dans ce contexte, la lutte contre les mutilations sexuelles féminines prend une dimension que les occidentaux que nous sommes ne sont pas accoutumés à envisager. Civilisateurs de « sauvages », notre démarche inconsciente est d'abord portée par le jugement de valeur. Ce n'est pas bien de mutiler des bébés ou des fillettes. Et du coup, le discours moralisateur accompagne les actions de prévention quand il ne les sous-tend pas, voire n'en est pas la justification. La démarche féministe constitue là une avancée significative dans les comportements. Mutilations infligées aux femmes, les MSF sont autrement perçues par les féministes. L'idée de libération remplace la volonté « civilisatrice ». L'immersion dans le vécu, ou en tous cas son imaginaire, donne à l'action féministe une efficacité plus certaine car moins empreinte de culpabilisation potentielle.

Elles reste cependant extérieure à la réalité socio-culturelle vécue dans ces sociétés par les femmes elles-mêmes. Car ce sont elles qui perpétuent ces comportements traditionnels ; ce sont des femmes qui excisent et infibulent ; ce sont les mères qui font exciser et infibuler leurs filles. Et ce n'est pas une mince contradiction que cette constatation que les victimes apparaissent ainsi comme leurs propres bourreaux, femmes de leurs congénères, mères de leurs enfants.

L'intériorisation de la domination masculine qui serait à l'origine de ces comportements délétères en est certes un élément déterminant. Mais il ne suffit pas à expliquer l'inexplicable : lorsque les femmes sont transplantées dans nos sociétés par le jeu des flux de population, les immigrations liées au travail ou à la fuite devant la famine, les MSF se perpétuent, y compris en France par exemple. Et les lois répressives n'y font rien ou peu de chose.

C'est que la féminité, façade sociale des conditions d'existence dans le social du sexe féminin, se pare d'attributs liés à la socio-culture. Les fards, les bijoux, les vêtements de dessus et de dessous ne sont que les avatars de la parade nuptiale que les sociétés humaines ont démultiplié l'envi. Et ce n'est pas un hasard si l'on veut bien se rappeler que la survie d'une espèce est liée à deux types de besoins fondamentaux : la consommation pour la survie des individus et la reproduction pour celle de l'espèce. La parade nuptiale est donc un comportement fondamental de la survie. Le problème est que souvent les comportements humains, constitués sur des bases naturelles, dérivent vers des contradictions. Faire des trous dans les oreilles des petites filles pour y mettre des boucles le plus tôt possible n'a certes pas de conséquence dommageable immédiate. Comprimer les pieds des filles comme en Chine, étirer la lèvre inférieure par un plateau comme chez les …., ou le cou comme des femmes « girafe » chez les … a sûrement des inconvénients pour marcher, manger, ou tenir sa tête sans prothèse. La reproduction, terme ultime de la parade nuptiale, n'en est pas pour autant obérée.

Par contre les MSF, surtout quand elles atteignent le degré de détérioration des organes génitaux et le taux de prévalence (98,5 %) que l'on constate en pays Afar, deviennent un obstacle objectif à la reproduction. Et cela se mesure dans la démographie, en chute chez les Afar, au contraire de la plupart des populations africaines. La surmortalité des filles et des jeunes femmes mais aussi les conditions d'expression de la sexualité ne peuvent être que liées à ces pratiques.

Une certaine conscience de ces liens de cause à effet se met en place. Les femmes que nous avons rencontrées ( et bien sûr ce sont les plus « conscientes ») font le lien entre les MSF et la sexualité catastrophique, mais aussi les désastres au moment de la mise au monde des enfants. Certains hommes, ayant ainsi perdu une voire plusieurs compagnes, arrivent à se positionner contre les MSF. Mais il demeure des obstacles que seuls les mécanismes psychologiques permettent d'expliciter. Nous avons déjà par ailleurs exposé l'idée que les pratiques délétères constatées dans le fonctionnement des sociétés humaines est lié à la conjonction de modes, assorties de modèles, sous-tendus par des techniques, mis en place sous forme de rites et in fine justifiés par des mythes à défaut d'autre justification plus argumentable. Et nous avons montré que des corps d'intervenants sociaux sont à l'œuvre dans la réalisation des ces pratiques, les uns pour les mettre en actes, les autres pour sanctionner les manquements à leur généralisation.

Ces développements ont été faits dans le cadre de la réflexion sur les comportements délétères de nos sociétés autour de la Naissance, y compris d'ailleurs la mutilation sexuelle que constitue l'épisiotomie, pratique agressive, mutilante et scientifiquement qui s'avère, à l'examen, totalement injustifiable.

On voit bien que les trous dans les oreilles, la compression des pieds, l'étirement démesuré de la lèvre inférieure et du cou, participent de ces mécanismes. Quoi de moins justifiable, mais quoi de plus répandu voire le plus souvent généralisé dans les groupes humains où ces comportements sévissent. Car ce qui est en cause c'est la parade nuptiale : sans boucles d'oreille, sans « plateau », avec des « grands » pieds, ou un cou de taille normale, pas de séduction possible dans ces groupes. Et ce n'est pas seulement l'exigence du sexe opposé qui est en cause, même si, en dehors de ces attributs acquis, « une fille ne peut se marier », ou alors avec un malotru, un déclassé ou un farfelu. C'est l'intériorisation de ces pratiques comme une exigence d'accès une féminité de bon aloi qui en fait la généralisation à l'excès. En dehors de quoi ce n'est pas une « vraie femme ».

A la fin du XIXéme siècle, ma grand-mère, toute jeune fille, avait exigé de porter un pantalon pour aller garder les brebis dans la montagne. Un siècle après, dans le village, on en parlait encore.

C'est dire qu'en pays Afar, l'ablation des organes génitaux externes et l'infibulation sont la marque de la féminité. Et parmi les questions qui surgissent lorsqu'une mère Afar a fait la démarche d'envisager de ne pas faire exciser sa fille, on entend surgir : mais comment va-t-elle vivre avec « tout ça ». Et c'est une inquiétude pour cette mère, elle-même excisée, au milieu d'une population féminine excisée à 98 %, que « d'imposer » cette anomalie à sa fille. Car personne autour d'elle n'a l'expérience d'une vie personnelle et sexuelle avec « tout ça ». Le mythe est celui d'un développement excessif d'un clitoris qui prendrait la dimension d'un sexe masculin. Et il justifie le rite, la technique et les techniciennes. Le modèle est celui de la mère et de toutes les autres pour qui c'est devenu « naturel » de faire cela. Et la tradition, avatar de la culture lorsqu'elle recouvre un comportement intuitivement vécu comme néfaste, vient chapeauter le tout d'une couverture irréfragable.

Lutter contre les mutilations sexuelles dans ce contexte nécessite donc de prendre en compte cette réalité psychologique.

Inutile d'aller dire à ces femmes qu'ainsi elles ne sont pas de femmes complètes, qu'on leur a enlevé quelque chose de leur féminité alors que justement, pour elles, c'est cela qui fait d'elles des femmes à part entière.

Inutile d'aller faire la morale aux exciseuses qui sont dans ce contexte le « bras armé » de la société pour accompagner la condition féminine. D'ailleurs, et cela nous semble paradoxal mais on voit bien que c'est logique dans ce contexte, ce sont elles qui accompagnent les grossesses et les accouchements. C'est à dire que ce sont elles qui sont les techniciennes, comptables devant la société, de la bonne réalisation de la féminité jusque dans son avatar le plus accompli qu'est la maternité.

Par contre, on peut sans problème s'appuyer sur la contradiction manifeste pour les exciseuses entre ces actes, l'excision d'une part, et l'accompagnement des naissances de l'autre. Et sur la base de leur pratique, et la conscience intuitive qu'elles ont du lien entre la mutilation et les problèmes obstétricaux rencontrés au quotidien, leur montrer qu'il s'agit là de pratiques antagoniques, c'est-à-dire s'excluant nécessairement l'une l'autre. On peut ainsi leur proposer ( et elles sont en demande) une formation qui leur permette de « poser le couteau » sans perdre pour autant leur statut social, leur rémunération et donc leur moyen d'existence, tout en contribuant de façon efficace à luttre contre le fléau, perçu comme tel, des catastrophes obstétricales constatées tant pour les mères que pour les bébés.

Par contre on peut sans problème s'appuyer sur la revendication des femmes d'être mieux soignées, mieux accompagnées, l'accompagnement médical de qualité justifiant alors la remise en cause de ce qui reste une conséquence de la pratique mutilatoire. Car, dans le discours des femmes aux prédicateurs de la non-MSF que nous incarnons pour elles, émerge la revendication : nous voulons bien vous écouter quand vous nous dites que la MSF est néfaste, mais n'est-ce pas au moins aussi néfaste de n'avoir ni médecin, ni sage-femme, ni médicament, ni structure d'accueil de soin adaptée, ni moyen de transport pour les urgences …

Par contre on peut s'appuyer sur la conscience qu'ont les hommes des conséquences désastreuses des mutilation sexuelles, non seulement sur les processus de naissance, mais aussi sur les relations de couple.

Et cela nécessite effectivement une approche médicale, non pas seulement pour justifier scientifiquement le discours anti-MSF, mais pour montrer, par une organisation des soins efficace, que ce qui reste de problèmes de santé féminine lorsque les soins appropriés ont pu être prodigués est bien lié à la pratique des MSF.

 

Cet article est paru dans la revue "LES DOSSIERS DE L'OBSTÉTRIQUE" 

 

 

 

 

Tag(s) : #mission en pays Afar
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