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« L’écriture est l’art de fixer la pensée, au moyen de signes qui la rendent intelligible à l’œil » dit l’édition de 1928 du Grand Larousse du XXéme siècle.

 

La première remarque que l’on peut faire, à la lecture de cette définition, est la confusion entre la pensée et le langage qui la sous-tend. Pensée et langage semblent ne faire qu’un dans l’esprit du rédacteur. Or il est évident que ce qui est « fixé au moyen de signes qui le rendent intelligible à l’œil » par l’art de l’écriture, c’est le langage et non la pensée. La tradition orale qui a prévalu dans les premières périodes de construction des groupes humains se fiait à la mémoire des individus pour transmettre les informations qui paraissaient essentielles à conserver pour le groupe. Les contes, les légendes, les histoires tenaient lieu d’Histoire tout court. La tradition tenait lieu de loi « constitutionnelle » pour ces groupes ainsi constitués ; elle réglait les relations sociales, déterminait les responsabilités, statuts et rôles des individus et groupes d’individus. L’interprétation au cas par cas était le fait de « sages » dont le jugement n’était pas discuté. La pensée n’avait pas grand-chose à voir avec ce qui était transmis comme informations par le langage.

Par contre, la pensée de ceux qui transmettaient la mémoire collective ne pouvait fonctionner que grâce au langage qui lui donne forme et structure.

Simplement, autant le langage, par l’intermédiaire de sa forme utilisable pour la communication intragroupe, la langue, est une composante du psychisme collectif, autant la pensée est et reste une affaire individuelle.

Dans l’espace du psy partagé par un groupe d’individus, la langue est le véhicule de l’information transmise, l’ensemble des signes qui la composent étant pour ces individus autant de signaux capables de déclencher dans leurs superstructures neuropsychiques des chaînes d’information de ce qui advient alors comme pensée ; elle fonctionne grâce à un code commun, transmis et acquis par l’éducation pour chaque membre du groupe.

 

Du parler à l’écrit

À l’origine, le langage, issu de la nécessité ressentie de se « dire » quelque chose, a été essentiellement constitué de gestes, mouvements représentant une action, mais dont le but n’est plus celui de l’action qu’il représente en la mimant. Le but du geste comme action est la transmission d’une information. Le langage par geste est rapidement devenu insuffisant lorsqu’il s’est agi de transmettre des informations déconnectées des actions quotidiennes. La démultiplication des possibilités de transmission d’informations affinées est le résultat du passage d’un langage simplifié de signes, aisément compréhensible par un individu quelconque issu d’un groupe quelconque, à une langue devenue le porteur du patrimoine culturel du groupe et le ciment de son intégrité. Le langage transmis par l’intermédiaire d’une langue n’est plus destiné qu’aux membres du groupe que cette langue caractérise. Le groupe prend le nom de groupe ethnique, de peuple, de nation.

 

Je préfère dire que l’écriture est la mise en symboles matériellement reproductibles, la transcription du langage, la mise en forme transmissible et archivable de la signification qu’il transporte. La signification ainsi conservée montre à l’évidence ce qui est vrai pour tous les éléments de la réalité : elle est dépourvue de sens tant que le code n’est pas connu. En effet, au code propre de la langue du groupe va s’ajouter le code nouveau qui préside à sa transcription. C’est dans l’évolution de ce code que s’inscrit l’apparition des voyelles, invention de la Grèce antique concomitante de l’invention du concept de « démocratie ».

 

Langue et langage

Pour cette transcription de la pensée comme pour toutes les autres, le sens viendra avec l’émergence à la conscience de l’ensemble des mots qui portent la signification.

La diversité illimitée des langues et langages montre combien le reflet conscient de la réalité peut être complètement dissocié du support langagier qui le transporte. Il n’y a aucun rapport autre que conscient, entre le langage et les mots qui le constituent d’une part, et les éléments de la réalité qu’ils représentent de l’autre. Il s’agit d’une convention entre les individus d’un groupe humain que de représenter tel ou tel élément de la réalité par tel ou tel mot. Le réflexe conditionné par l’usage fera apparaître l’« image » composite de l’élément représenté chaque fois que le mot sera prononcé, entendu puis reconditionné au niveau cortical pour être utilisé. Le modèle de signification installé par l’éducation sera automatiquement associé au phonème entendu et le sens émergera à la conscience. La chaîne signe-signal-sensation-perception permettra alors de mettre en branle le système de la pensée qui implique le sens à partir de la signification. Le reflet conscient de la réalité par l’intermédiaire des mots qui en représentent les éléments apparaît ainsi comme aléatoire si on le rapporte aux innombrables modes de représentation langagière dans les innombrables groupes humains.

Il n’y a donc pas de rapport stable et déterminé entre une signification (objet de la réalité, extérieur au sujet, et à l’existence indépendante de la conscience que l’on en a) et le support langagier qui le détermine dans la langue. Ce support (mot le plus souvent) est le mode d’apparition à la conscience de l’individu. Il dépend entièrement de la capacité de l’individu de décoder son sens grâce à la « connaissance » de la langue qui le contient.

Ainsi, s’il est vrai que la réalité matérielle qui environne l’individu ne pourra devenir consciente que par l’intermédiaire du reflet psychique que lui en procurent ses organes sensoriels, elle ne pourra être utilisée par la conscience active au niveau de la pensée que par l’intermédiaire du mot qui la désigne dans la langue du sujet. Il s’ensuit que l’utilisation consciente au niveau de la pensée dépend étroitement de la compréhension du mot et donc de sa transmission  avec toutes les caractéristiques indispensables à sa compréhension. Dans le langage verbal sonore articulé, la qualité de discrimination de l’ensemble des sons constituant un mot, détermine la capacité de sa réception et de son décodage. Il faut donc non seulement disposer du code (connaître la langue), mais encore que le codage soit parfait (la prononciation).

 

L’écriture est donc conditionnée, pour son utilisation comme moyen de communication, par sa capacité à transmettre l’essentiel, sinon l’intégralité, des sons utilisés pour le langage verbal, et de les transmettre avec le plus possible d’information sur ces sons.

 

L’écriture est liée au pouvoir

Au commencement de l’écriture, il semble que la mise en forme d’un reflet matériel persistant du langage ait répondu à des besoins particuliers : repérage, comptage et rapidement transfert d’éléments de la réalité utilisés pour la survie. Le stockage prévisionnel par les gouvernants (provisions en cas de mauvaises récoltes) et le stockage d’accaparation nécessitent une comptabilité régulière. Les nécessités de diversification des approvisionnements dans un endroit donné amenaient à échanger des biens contre d’autres venus de lieux, de modes de fabrication, des ressources différentes, par le biais d’une organisation des échanges que l’on nomme commerce. Les premières tablettes d’écriture cunéiforme répondaient à ces usages.

 

Ce qui est sûr c’est que l’écriture est directement liée dès l’abord, non seulement pour son utilisation mais pour son développement, à l’exercice du pouvoir. À côté de son utilisation comptable, elle rend compte des attributions royales, elle magnifie le pouvoir sur les monuments, elle représente ces attributions et ce pouvoir d’une manière complètement ésotérique. Seuls les initiés ont droit de la comprendre. Ils sont peu nombreux et dotés, dans la pyramide hiérarchique, de responsabilités importantes auxquelles s’attachent des droits de prélèvement sur le travail des autres. Au côté des guerriers, et les servant d’une certaine manière à prolonger et perpétuer leur domination , les lettrés et les scribes constituent une aristocratie incontournable. Les conflits larvés, entre eux et le pouvoir guerrier transformé ultérieurement en pouvoir royal, seront de tous les temps et de tous les lieux et jusqu’aux temps modernes. Que l’on se rappelle que la Révolution Française a été annoncée par la fronde des « parlements » où s’enregistraient les édits royaux. Que la « République » fut le système où la loi était non seulement enregistrée comme jusqu’alors par le « parlement », mais votée par lui. Et que la plupart des régimes pseudo-démocratiques modernes, qu’ils se qualifient de républicain ou de monarchiste (Royaume Uni par exemple) issus de la révolution bourgeoise, comptent à côté d’une  chambre élue au suffrage populaire et qui vote les lois, une chambre d’aristocrates contrebalançant son pouvoir. La première est, sans rire, qualifiée par tous les « commentateurs » de chambre basse, alors que l’autre est qualifiée de chambre haute (Chambres des Lords au RU, Sénat à partir de l’Empire en France avec une parenthèse de Chambre des Pairs).

 

L’écriture reste élitiste, réservée à une caste de scribes détenant un monopole auprès des souverains. Elle sera aristocratique voire théocratique jusqu’à l’inclusion des voyelles.

 

Il n’est que de voir ce qu’il advient de la langue parlée et non écrite par le « peuple » illettré, n’ayant pas accès à l’écrit. Les innombrables « patois » qui se développent au fil du temps dans une même aire linguistique (où les initiés bénéficient de l’accès à la langue écrite, fixée, voire momifiée par cette écriture) montrent comment la communication en langue vulgaire (de vulgus : le bas peuple) voire vernaculaire (de vernaculus : l’esclave né dans la maison), évolue indépendamment de la langue écrite, dite savante. Les termes utilisés pour qualifier la langue du peuple sont éloquents : ils traduisent le mépris professé par ceux qui savent, sous entendu qui savent lire et écrire, et les ma^tres qui les stipendient, pour ceux dont la langue ne sert qu’à communiquer dans le quotidien.

L’exemple du français est pertinent à cet égard. Et la nécessité où se trouvèrent les authentiques révolutionnaires de 1791-93, de faire en sorte que tous les citoyens aient accès à la langue écrite pour intervenir efficacement dans les processus démocratiques. D’où l’unification linguistique et l’école pour tous, et dans la langue de la République. D’où la bataille idéologique acharnée autour de cette généralisation de la connaissance de la langue écrite avec les interventions spécifiques de Talleyrand, Condorcet puis Le Peletier de Saint Fargeau  qui sera assassiné avant de pouvoir lire son rapport à la Convention.

 

L’exemple du catalan ne l’est pas moins, avec la nécessité pour le gouvernement autonome à la fin du franquisme, de réhabiliter les « parlers » locaux et de les relier à la langue écrite, ignorée par la plupart.

Car la langue des lois, et partant des possédants et des notaires qui enregistrent leurs possessions, des dominants et des tribunaux qui perpétuent leur dominance, est la langue écrite, inaccessible à l’immense majorité.

 

Le sabre et le goupillon

À l’origine, l’écriture, comme une notation sténographique à usage interne, ne comporte pas de voyelle. L’essentiel est que ceux qui l’écrivent et leurs commanditaires puissent la comprendre. Dans le même temps, l’écriture servira a mettre en scène les puissants et surtout à trouver une justification idéologique à leur dominance. Ainsi, à côté des guerriers et de leurs successeurs princiers, royaux ou impériaux, à côté des scribes et des lettrés, va apparaître une nouvelle catégorie d’intervenants sociaux qui, sans participer à la production de richesses, seront habilités à prélever leurs approvisionnements sur le travail des autres, du plus grand nombre. Ce sont les prêtres.

Ceux-ci interprètent les manifestations de la divinité en rendant des oracles, des prédictions, des divinations. Soit ils interrogent les dieux directement comme la Pythie ou la Sybille, soit ils interprètent les signes dans le ciel, le vol des oiseaux (auspices), les entrailles des victimes (aruspices), mais ils le font toujours oralement (prophètes). Ils dirigent aussi des cérémonies rituelles sensées concilier les dieux.

L’utilisation de l’écriture comme moyen codé de transmission d’information est tout naturellement utilisée pour raconter les histoires liées la divinité et à ses manifestations.

 L’écriture idéographique chinoise en est un exemple. Mais en Chine, on est dans une civilisation où la philosophie est plus importante que le sacré, même dans la sphère religieuse.

Les hiéroglyphes sont dès l’abord des modes de transcription du sacré (hieros : sacré et glyphein : graver). La divinisation du pharaon est attestée par son existence écrite sur les monuments. Son nom écrit (cartouche) le représente totalement au point qu’il est martelé quand on veut lui interdire la vie éternelle. Mais les hiéroglyphes sont « parlants » en ce sens que chaque signe est une représentation complète de l’objet et par métonymie de l’action, puis de la première consonne du mot parlé. Il s’y ajoute des signes muets pour l’intégration au texte.

L’apparition de l’alphabet consonantique change la donne radicalement. Les signes ne sont plus parlants individuellement. Et de plus l’absence de voyelle met de la distance entre ce qui est écrit et ce qui est parlé. Il faut un interprète. Cette apparition de l’alphabet et de l’écriture cryptée par ce biais coïncide à peu près avec l’apparition du monothéisme.

 

Monothéisme et théocratie

Le  judaïsme et les religions qui lui font suite sont les religions « de l’Écriture). Au contraire des religions païennes où les divinités sont présentes par leurs représentations monumentales, le dieu unique ne doit pas être représenté. Il n’est que « parole », que « verbe », et donc seule la transcription de la parole peut le représenter. Mais la Parole écrite reste sans voyelle. Et aujourd’hui encore, l’arabe dit littéraire qui est la langue du Coran, de même que l’hébreu, langue de la bible juive, restent écrits sans voyelle. En arabe, le trilittère KTB est donné comme exemple de la multitude de sens qu’il peut avoir. Les textes sacrés peuvent donc recevoir une interprétation variable. Les prêtres et les lettrés auront ainsi la fonction de faire varier les interprétations au gré des circonstances et des besoins des dominants. Encore aujourd’hui la Bible et le Coran font l’objet d’interprétations  directement liées aux fluctuations de la politique. L’arabe littéraire par exemple ne connaît pas les voyelles et donc reste dans son interprétation à la merci des « lettrés », des « savants » à qui le sens est révélé. Et ce d’autant que la langue de ces textes sacrés est comme momifiée dans son antiquité, déconnectée des évolutions sociales et psychologiques.

 

La signification du texte est et doit rester ésotérique pour eux alors qu’elle est et reste exotérique pour les autres.

Du reste, l’interdiction pendant longtemps de la traduction de la Bible en langue « vulgaire » est là pour attester de la valeur attachée par les clercs au mystère d’une langue incompréhensible pour célébrer le « mystère » de la foi.

Le Coran d’aujourd’hui est toujours publié sans voyelles.

 

Ce qui est exo-térique (public : au sens de révélé au plus grand nombre) c’est donc ce qui constitue la base de l’information au sens de la mise en forme (in-formare) des consciences par l’intermédiaire de la mise en conformité des pensées.

Il est ex-primé par ceux qui ont accès à l’ésotérique. Or l’ésotérique est par définition ce qui est secret, il ne doit pas être révélé au plus grand nombre, le public, le vulgum pecus.

À ce troupeau (pecus), seul le berger est habilité à montrer le chemin, à indiquer les passages, à proposer les voies. Si le troupeau est docile et fidèle, il suivra les indications du pasteur. Si certains membres du troupeau sont plus fantasques, par inattention ou par « poésie », il faut les ramener au « droit chemin ». Si certains sont contestataires, il faudra les contraindre, non seulement à « suivre » le mouvement, mais encore les réduire à l’inaptitude à provoquer une contagion de contestation chez les autres. Le chien de berger se chargera de ramener les « brebis égarées », par la peur ou par le châtiment de la morsure. Pour les contestataires, il faudra utiliser des mesures plus radicales d’exclusion. L’inquisition sera un bon exemple de cette pratique.

 

Ce qui est ésotérique doit rester secret. La sacré lui confère la valeur de référence, la qualité de « vérité révélée » contre laquelle toute subversion est sacrilège. En général il est im-primé mais de telle sorte que le décodage soit, non seulement nécessaire (réservé aux initiés) mais inaccessible à ceux qui n’ont pas reçu la mission sociale d’ex-poser cette vérité au peuple.

L’absence de voyelles est certainement un des moyens les plus sûr de garder secret les tenants et aboutissants du sens qui sera exprimé, et qui ainsi imposera le chemin, les passages, les voies. Seul le texte imprimé fait foi. Il est et reste ésotérique.

La signification est inaccessible à la conscience pour l’ésotérique comme pour toute autre manifestation du signe révélateur, quel que soit le signal utilisé. Et ceci est évidemment aussi vrai pour les interprètes du signe révélateur.  Le sens est ainsi à leur merci, à la disposition des dominants, car ils sont seuls qualifiés pour l’ex-primer.

Il est du coup éminemment variable d’un lieu à l’autre, d’une société à l’autre et dans une société donnée, il peut faire l’objet de tous les travestissements suivant les publics auxquels il est proposé.

Le simple principe de l’existence d’un texte pérennisant de façon intangible la vérité révélée (en fait interprétée par les pro-phètes) est un élément de mise en forme des esprits (in-formation). L’utilisation de ce texte intangible comme moyen de formatage (information calibrée à l’avance) est un moyen de domination, de mise sous tutelle interdisant de fait les processus d’interprétation de la réalité basés sur l’expérience autrement qu’en relation avec ce format. Ce texte « fait foi » et si, par l’alliance désormais classique du sabre et du goupillon (et plus récemment du coffre-fort), les conditions en sont réunies, il « fait loi ». C’est le cas de la charia imposée comme loi d’État chaque fois que l’islamisme politique triomphe. Complètement déconnectée de l’évolution historique, elle conduit à des monstruosités.

 

C’est le problème posé par les religions, mais aussi par les dérives dogmatiques des idéologies même les plus progressistes.

 

La religion, garante des dominances

C’est évidemment le problème posé par l’utilisation de la religion dans les systèmes de dominance installés dans les sociétés hiérarchisées.

La caste des prêtres, directement liée à l’existence d’un souverain de droit divin voire lui-même divinisé, apparaît très tôt dans ces sociétés. Mais de fait elle existe dans toutes les sociétés humaines dès l’instant qu’elles sont organisées ; les sorciers, chamanes et autres interprètes des forces telluriques et climatiques qui interfèrent avec les activités humaines de survie ne sont rien d’autre que des prêtres, souvent des sages, des anciens (presbuteres) au sens le plus élémentaire du terme. Dans l’ensemble ils sont entretenus voire rémunérés par la société au sein de laquelle ils « fonctionnent ». Cette fonction est d’abord liée à l’intercession nécessaire avec ce qui est transcendant de la capacité de connaissance immédiate. L’inconnu et le sacré vont rapidement de pair. L’inconnu, et l’angoisse qu’il diffuse, consacrent celui qui est capable de l’interpréter. La notion de divinité vient immédiatement après avec la constatation que les forces naturelles semblent obéir à des règles immuables dont les évènements exceptionnels sont l’expression d’une transgression.

 

La conscience humaine, stade supérieur de l’évolution du psychisme, est caractérisée par la conscience de soi comme objet de connaissance. Il s’ensuit la conscience de l’existence de l’espèce et de ses systèmes d’organisation comme centraux par rapport à l’univers qui l’entoure. Avoir conscience de soi implique nécessairement de se vivre au centre des interactions naturelles et sociales. L’organisme total psychosomatique, confronté comme les autres organismes vivants aux exigences de la survie par la recherche des approvisionnements et l’évitement des agressions, centre forcément ces activités dédiées à la survie sur ses propres exigences. Le territoire où il évolue devient immédiatement son territoire. Les gens qui concourent à sa survie sont ses gens : femme, enfants, parents, amis, associés, les autres étant ses concurrents, adversaires, ennemis. Lorsque le groupe se constitue sur la base de la mise en commun des moyens de survie (approvisionnements et défense contre l’agression), il est pour chacun son groupe. Et ses intérêts immédiats de survie se confondent avec les intérêts du groupe. Le problème qui se pose immédiatement, c’est celui de la distribution des rôles dans le groupe qui se constitue. Le sous-groupe dont les éléments sont dédiés à la défense contre les agressions prend rapidement le dessus du double fait qu’il détient les armes et qu’il ne participe pas à la production. Ses approvisionnements sont assurés par le groupe qui les prélève sur ses propres approvisionnements.

Cette expérience du prélèvement par quelques-uns d’une partie de la production des autres aboutit rapidement à l’expérimentation d’une institutionnalisation de ce prélèvement.

La nécessité de faire des réserves justifie des prélèvements en vue du stockage. La garde de ces stocks est évidemment confiée aux guerriers.

La disposition des biens stockés devient un moyen de pression. Les premiers parmi les guerriers s’arrogent la prérogative de l’usage des stocks. C’est là qu’intervient le sorcier qui vient justifier la dominance par la nécessité de disposer d’une défense contre les évènements naturels, et donc d’une intercession auprès de ces puissances. Le prêtre, qui ne participe pas à la production et reçoit un prélèvement sur la production sociale, se trouve pratiquement dans la même situation que le guerrier dont il devient l’allié objectif.

Il devient prophète dès l’instant qu’il s’agit de justifier certains comportements sociaux, à l’évidence contraires aux intérêts individuels immédiats, par des exigences injustifiables socialement. La justification doit alors devenir divine et la parole du prophète apporte cette justification.

 

Polythéisme, démocratie, laïcité : apparition des voyelles

L’évolution des sociétés humaines dans le monde périméditerranéen va connaître une bifurcation à la même époque. Tandis que les sociétés où apparaît le monothéisme vont voir s’appesantir l’aspect théocratique-monarchique du pouvoir politique, les sociétés où perdure le paganisme vont le voir se démocratiser. 

La Grèce antique est le berceau de cette dé-sacralisation du pouvoir politique. Les histoires qui fondent la pratique religieuse restent des histoires qui se racontent au gré des occasions et quand des textes les fixent, ils n’ont pas vocation à devenir des dogmes. Ce sont des poèmes. Les dieux ont non seulement l’apparence humaine mais aussi les humeurs, les comportements, les soucis, et font face aux problèmes rencontrés par les hommes dans le quotidien. L’organisation pratique de la société des hommes est totalement déconnectée de la divinité. La religion qui perdure est faite de rites ancestraux. Les interventions des prêtres dans la vie publique sont rares et peu attestées.

 

Du coup l’écriture cesse d’être l’apanage d’une créature transcendante qui communique ainsi ses volontés. Elle voit s’élargir au contraire sa vocation première de gestion des pratiques sociales. Les lois humaines remplacent les lois divines. Les citoyens remplacent les sujets. Le collège des citoyens gère collectivement la Polis, la chose publique : ce qui deviendra avec les latins la Res Publica. Il vote les lois. Il délègue souvent le pouvoir exécutif à des collèges plus restreints (archontes), voire à des individus (tyrans). Mais cette délégation est toujours transitoire, le plus souvent par tirage au sort. De même d’ailleurs que le pouvoir judiciaire est détaché du pouvoir exécutif. Le jugement n’est plus affaire de prince mais de tribunal. Et la loi doit être écrite pour pouvoir être appliquée sans arbitraire. Les juges sont aussi nommés pour des périodes déterminées.

 

L’apparition des voyelles date de cette période. L’écriture rend dès ce moment directement compte de ce qui est formulé oralement, de ce qui est dit. Le sens porté par le texte est de ce fait d’interprétation univoque. Ce sont les grecs qui ont introduit cette nouvelle notation en même temps qu’ils inventaient la démocratie. L’accès de tous les citoyens au texte des lois régissant la Cité est une nécessité historique qui trouve sa réalisation dans la notation vocalique. Le latin va perfectionner encore cette correspondance entre le sens de ce qui est écrit et la pensée de celui qui écrit. Le caractère univoque du sens transmis est dès lors à peu près établi. Les interprétations ne sont convoquées que pour des précisions ou des extensions, par pour le sens du texte lui-même. La langue latine a une précision quasi mathématique chaque fois qu’elle s’applique à ce qui est sa raison d’être : le corpus de lois réglant le fonctionnement de la société. Ce Droit Romain traversera les siècles et il régit encore aujourd’hui nombre d’aspects de notre organisation sociale.

 

Il est d’ailleurs tout à fait remarquable que les attaques contre la démocratie sont marquées dans l’empire romain par la tentative de translation vers le monothéisme. Ni la prise de pouvoir militaire (imperator = général en chef), ni le retour au monothéisme ne seront jamais définitifs. La prolifération des saints, la Trinité, les multiples hérésies touchant à l’Incarnation se multiplient au cours des siècles.

La démocratie est incompatible avec le monothéisme qui porte en filigrane le germe de la théocratie, par délégués du démiurge interposés. Seule la vision de la transcendance déconnectée de la réalité sociale du paganisme, ou carrément l’athéisme de l’État (laïcité),  permettent une organisation sociale de type «démocratique ».

Le dieu unique, dieu vengeur, dieu des armées, même miséricordieux, a présidé de tous temps à toutes les attaques contre l’humain et l’humanisme, par la guerre ou par la tyrannie.

notes :

Notion développée par C-E Tourné dans son livre « Le Naître Humain ». L’Harmattan ed. Paris 1999

pour ces notions de sens et signification, lire aussi « le développement du psychisme » de A. Lontiev Editions Sociales, Paris 1976

pour les notions et informations non documentées dans le texte, voir le mot dans  http://fr.wikipedia.org

D. Benhabib  Ma vie à contre-Coran. Vlb editeur 2009

C-E Tourné, op.cit.

C-E Tourné id.

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